I

 

Le jour d’avant la Noël 1832, mon ami Wilfrid, sa contrebasse en sautoir, et moi mon violon sous le bras, nous allions de la Forêt-Noire à Heidelberg. Il faisait un temps de neige extraordinaire ; aussi loin que s’étendaient nos regards sur l’immense plaine déserte, nous ne découvrions plus trace de route, de chemin, ni de sentier. La bise sifflait son ariette stridente avec une persistance monotone, et Wilfrid, la besace aplatie sur sa maigre échine, ses longues jambes de héron étendues, la visière de sa petite casquette plate rabattue sur le nez, marchait devant moi, fredonnant je ne sais quel joyeux motif de l’Ondine. Parfois il se retournait avec un sourire bizarre et s’écriait :

– Camarade, joue-moi donc la valse de Robin ; j’ai envie de danser !

Un éclat de rire suivait ces paroles, et le brave garçon se remettait en route plein d’ardeur. J’emboîtais le pas, ayant de la neige jusqu’aux genoux, et je sentais la mélancolie me gagner insensiblement.

Les hauteurs de Heidelberg commençaient à poindre tout au bout de l’horizon, et nous espérions arriver avant la nuit close, lorsque nous entendîmes un cheval galoper derrière nous. Il était alors environ cinq heures du soir, et de gros flocons de neige tourbillonnaient dans l’air grisâtre. Bientôt le cavalier fut à vingt pas. Il ralentit sa marche, nous observant du coin de l’œil ; de notre part, nous l’observions aussi.

Figurez-vous un gros homme roux de barbe et de cheveux, coiffé d’un superbe tricorne, la capote brune, recouverte d’une pelisse de renard flottante, les mains enfoncées dans des gants fourrés remontant jusqu’aux coudes : quelque échevin ou bourgmestre à large panse, une belle valise établie sur la croupe de son vigoureux roussin. Bref, un véritable personnage.

– Hé ! hé ! mes garçons, fit-il en sortant une de ses grosses mains des moufles suspendues à sa rhingrave, nous allons à Heidelberg, sans doute, pour faire de la musique ?

Wilfrid regarda le voyageur de travers et répondit brusquement :

– Cela vous intéresse, monsieur ?

– Eh ! oui... J’aurais un bon conseil à vous donner.

– Un conseil ?

– Mon Dieu... Si vous le voulez bien.

Wilfrid allongea le pas sans répondre, et, de mon côté, je m’aperçus que le voyageur avait exactement la mine d’un gros chat : les oreilles écartées de la tête, les paupières demi-closes, les moustaches ébouriffées, l’air tendre et paterne.

– Mon cher ami, reprit-il en s’adressant à moi, franchement, vous feriez bien de reprendre la route d’où vous venez.

– Pourquoi, monsieur ?

– L’illustre maestro Pimenti, de Novare, vient d’annoncer un grand concert à Heidelberg pour Noël ; toute la ville y sera, vous ne gagnerez pas un kreutzer.

Mais Wilfrid, se retournant de mauvaise humeur, lui répliqua :

– Nous nous moquons de votre maestro et de tous les Pimenti du monde. Regardez ce jeune homme, regardez-le bien ! Ça n’a pas encore un brin de barbe au menton ; ça n’a jamais joué que dans les petits bouchons de la Forêt-Noire pour faire danser les bourengrédel et les charbonnières. Eh bien, ce petit bonhomme, avec ses longues boucles blondes et ses grands yeux bleus, défie tous vos charlatans italiens ; sa main gauche renferme des trésors de mélodie, de grâce et de souplesse... Sa droite a le plus magnifique coup d’archet que le Seigneur-Dieu daigne accorder parfois aux pauvres mortels, dans ses moments de bonne humeur !

– Eh ! eh ! fit l’autre, en vérité ?

– C’est comme je vous le dis, s’écria Wilfrid, se remettant à courir, en soufflant dans ses doigts rouges.

Je crus qu’il voulait se moquer du voyageur, qui nous suivait toujours au petit trot.

Nous fîmes ainsi plus d’une demi-lieue en silence. Tout à coup l’inconnu, d’une voix brusque, nous dit :

– Quoi qu’il en soit de votre mérite, retournez dans la Forêt-Noire ; nous avons assez de vagabonds à Heidelberg, sans que vous veniez en grossir le nombre... Je vous donne un bon conseil, surtout dans les circonstances présentes... Profitez-en !

Wilfrid indigné allait lui répondre, mais il avait pris le galop et traversait déjà la grande avenue de l’Électeur. Une immense file de corbeaux venaient de s’élever dans la plaine, et semblaient suivre le gros homme, en remplissant le ciel de leurs clameurs.

Nous arrivâmes à Heidelberg vers sept heures du soir, et nous vîmes, en effet, l’affiche magnifique de Pimenti sur toutes les murailles de la ville : « Grand concerto, solo, etc. »

Dans la soirée même, en parcourant les brasseries des théologiens et des philosophes, nous rencontrâmes plusieurs musiciens de la Forêt-Noire, de vieux camarades, qui nous engagèrent dans leur troupe. Il y avait le vieux Brêmer, le violoncelliste ; ses deux fils, Ludwig et Karl, deux bons seconds violons ; Heinrich Siebel, le clarinette ; la grande Berthe avec sa harpe ; puis Wilfrid et sa contrebasse, et moi comme premier violon.

Il fut arrêté que nous irions ensemble, et qu’après la Noël, nous partagerions en frères. Wilfrid avait déjà loué, pour deux, une chambre au sixième étage de la petite auberge du Pied-de-Mouton, au milieu de la Holdergasse, à quatre kreutzers la nuit. À proprement parler, ce n’était qu’un grenier ; mais heureusement il y avait un fourneau de tôle, et nous y fîmes du feu pour nous sécher.

Comme nous étions assis tranquillement à rôtir des marrons et à boire une cruche de vin, voilà que la petite Annette, la fille d’auberge, en petite jupe coquelicot et cornette de velours noir, les joues vermeilles, les lèvres roses comme un bouquet de cerises... Annette monte l’escalier quatre à quatre, frappe à la porte, et vient se jeter dans mes bras, toute réjouie.

Je connaissais cette jolie petite depuis longtemps, nous étions du même village, et puisqu’il faut tout vous dire, ses yeux pétillants, son air espiègle m’avaient captivé le cœur.

– Je viens causer un instant avec toi, me dit-elle, en s’asseyant sur un escabeau. Je t’ai vu monter tout à l’heure, et me voilà !

Elle se mit alors à babiller, me demandant des nouvelles de celui-ci, de celle-là, enfin de tout le village : c’était à peine si j’avais le temps de lui répondre. Parfois elle s’arrêtait et me regardait avec une tendresse inexprimable. Nous serions restés là jusqu’au lendemain, si la mère Grédel Dick ne s’était mise à crier dans l’escalier :

– Annette ! Annette ! viendras-tu ?

– Me voilà, madame, me voilà ! fit la pauvre enfant, se levant toute surprise.

Elle me donna une petite tape sur la joue et s’élança vers la porte ; mais au moment de sortir elle s’arrêta :

– Ah ! s’écria-t-elle en revenant, j’oubliais de vous dire ; avez-vous appris ?

– Quoi donc ?

– La mort de notre pro-recteur Zâhn !

– Et que nous importe cela ?

– Oui, mais prenez garde, prenez garde, si vos papiers ne sont pas en règle. Demain à huit heures, on viendra vous les demander. On arrête tant de monde, tant de monde depuis quinze jours ! Le pro-recteur a été assassiné dans la bibliothèque du cloître Saint-Christophe hier soir. La semaine dernière on a pareillement assassiné le vieux sacrificateur Ulmet Elias, de la rue des Juifs ! Quelques jours avant, on a tué la vieille sage-femme Christina Hâas et le marchand d’agates Séligmann, de la rue Durlach ! Ainsi, mon pauvre Kasper, fit-elle tendrement, veille bien sur toi, et que tous vos papiers soient en ordre.

Tandis qu’elle parlait, on criait toujours d’en bas :

– Annette ! Annette ! viendras-tu ? Oh ! la malheureuse, qui me laisse toute seule !

Et les cris des buveurs s’entendaient aussi, demandant du vin, de la bière, du jambon, des saucisses. Il fallut bien partir. Annette descendit en courant comme elle était venue, et répondant de sa voix douce :

– Mon Dieu !... mon Dieu !... qu’y a-t-il donc madame, pour crier de la sorte ?... Ne croirait-on pas que le feu est dans la maison !...

Wilfrid alla refermer la porte, et, ayant repris sa place, nous nous regardâmes, non sans quelque inquiétude.

– Voilà de singulières nouvelles, dit-il... Au moins tes papiers sont-ils en règle ?

– Sans doute.

Et je lui fis voir mon livret.

– Bon, le mien est là... Je l’ai fait viser avant de partir... Mais c’est égal, tous ces meurtres ne nous annoncent rien de bon... Je crains que nous ne fassions pas nos affaires ici... Bien des familles sont dans le deuil... et d’ailleurs les ennuis, les chicanes de la sénéchaussée... les inquiétudes...

– Bah ! tu vois tout en noir, lui dis-je.

Nous continuâmes à causer de ces événements étranges jusque passé minuit. Le feu de notre petit poêle éclairait tout l’angle du toit, la lucarne en équerre avec ses trois vitres fêlées, la paillasse étendue sous les bardeaux, les poutres noires s’étayant l’une l’autre, la petite table de sapin agitant son ombre sur le plancher vermoulu. De temps en temps une souris, attirée par la chaleur, glissait comme une flèche le long du mur. On entendait le vent s’engouffrer dans les hautes cheminées et balayer la poussière de neige des gouttières. Je songeais à Annette... Le silence s’était rétabli.

Tout à coup Wilfrid, ôtant sa veste, s’écria :

– Il est temps de dormir... Mets encore une bûche au fourneau et couchons-nous.

– Oui, c’est ce que nous avons de mieux à faire.

Ce disant, je tirai mes bottes, et deux minutes après nous étions étendus sur la paillasse, la couverture tirée jusqu’au menton, un gros rondin sous la tête pour oreiller. Wilfrid ne tarda point à s’endormir. La lumière du petit poêle allait et venait... Le vent redoublait au dehors... et, tout en rêvant, je m’endormis à mon tour comme un bienheureux.

Vers deux heures du matin, je fus éveillé par un bruit inexplicable ; je crus d’abord que c’était un chat courant sur les gouttières ; mais ayant mis l’oreille contre les bardeaux, mon incertitude ne fut pas longue : quelqu’un marchait sur le toit.

Je poussai Wilfrid du coude pour l’éveiller.

– Chut ! fit-il en me serrant la main.

Il avait entendu comme moi. La flamme jetait alors ses dernières lueurs, qui se débattaient contre la muraille décrépite. J’allais me lever, quand d’un seul coup, la petite fenêtre, fermée par un fragment de brique, fut poussée et s’ouvrit : une tête pâle, les cheveux roux, les yeux phosphorescents, les joues frémissantes, parut... regardant à l’intérieur. Notre saisissement fut tel que nous n’eûmes pas la force de jeter un cri. L’homme passa une jambe, puis l’autre, par la lucarne, et descendit dans notre grenier avec tant de prudence, que pas un atome ne bruit sous ses pas.

Cet homme, large et rond des épaules, court, trapu, la face crispée comme celle d’un tigre à l’affût, n’était autre que le personnage bonasse qui nous avait donné des conseils sur la route de Heidelberg. Que sa physionomie nous parut changée alors ! Malgré le froid excessif, il était en manches de chemise ; il ne portait qu’une simple culotte serrée autour des reins, des bas de laine et des souliers à boucles d’argent. Un long couteau taché de sang brillait dans sa main.

Wilfrid et moi nous nous crûmes perdus... Mais lui ne parut pas nous voir dans l’ombre oblique de la mansarde, quoique la flamme se fût ranimée au courant d’air glacial de la lucarne. Il s’accroupit sur un escabeau et se prit à grelotter d’une façon bizarre... Subitement ses yeux, d’un vert jaunâtre s’arrêtèrent sur moi... ses narines se dilatèrent... il me regarda plus d’une longue minute... Je n’avais plus une goutte de sang dans les veines ! Puis, se retournant vers le poêle, il toussa d’une voix rauque, pareille à celle d’un chat, sans qu’un seul muscle de sa face tressaillît. Il tira du gousset de sa culotte une grosse montre, fit le geste d’un homme qui regarde l’heure, et, soit distraction ou tout autre motif, il la déposa sur la table. Enfin, se levant comme incertain, il considéra la lucarne, parut hésiter, et sortit, laissant la porte ouverte tout au large.

Je me levai aussitôt pour pousser le verrou, mais déjà les pas de l’homme criaient dans l’escalier à deux étages en dessous. Une curiosité invincible l’emporta sur ma terreur, et, comme je l’entendais ouvrir une fenêtre donnant sur la cour, moi-même je m’inclinai vers la lucarne de l’escalier en tourelle du même côté. La cour, de cette hauteur, était profonde comme un puits ; un mur, haut de cinquante à soixante pieds, la partageait en deux. À droite de ce mur se trouvait la cour d’un charcutier ; à gauche, celle de l’auberge du Pied-de-Mouton. Il était couvert de mousse humide et de cette végétation folle qui se plaît à l’ombre. Sa crête partait de la fenêtre que l’assassin venait d’ouvrir, et s’étendait en ligne droite, sur le toit d’une vaste et sombre demeure bâtie au revers de la Bergstrasse. Comme la lune brillait entre de grands nuages chargés de neige, je vis tout cela d’un coup d’œil, et je frémis en apercevant l’homme fuir sur la haute muraille, la tête penchée en avant et son long couteau à la main, tandis que le vent soufflait avec des sifflements lugubres.

Il gagna le toit en face et disparut dans une lucarne.

Je croyais rêver. Pendant quelques instants je restai là, bouche béante, la poitrine nue, les cheveux flottants, sous le grésil qui tombait du toit. Enfin, revenant de ma stupeur, je rentrai dans notre réduit et trouvai Wilfrid, qui me regarda tout hagard et murmurant une prière à voix basse. Je m’empressai de remettre du bois au fourneau, de passer mes habits et de fermer le verrou.

– Eh bien ? demanda mon camarade en se levant.

– Eh bien ! lui répondis-je ; nous en sommes réchappés... Si cet homme ne nous a pas vus, c’est que Dieu ne veut pas encore notre mort.

– Oui, fit-il... oui ! c’est l’un des assassins dont nous parlait Annette... Grand Dieu !... quelle figure... et quel couteau !

Il retomba sur la paillasse... Moi, je vidai d’un trait ce qui restait de vin dans la cruche, et comme le feu s’était ranimé, que la chaleur se répandait de nouveau dans la chambre, et que le verrou me paraissait solide, je repris courage.

Pourtant, la montre était là... l’homme pouvait revenir la chercher !... Cette idée nous glaça d’épouvante.

– Qu’allons-nous faire, maintenant ? dit Wilfrid. Notre plus court serait de reprendre tout de suite le chemin de la Forêt-Noire !

– Pourquoi ?

– Je n’ai plus envie de jouer de la contrebasse... Arrangez-vous comme vous voudrez...

– Mais pourquoi donc ? Qu’est-ce qui nous force à partir ? Avons-nous commis un crime ?

– Parle bas... parle bas... fit-il... Rien que ce mot crime, si quelqu’un l’entendait, pourrait nous faire pendre... De pauvres diables comme nous servent d’exemple aux autres... On ne regarde pas longtemps s’ils commettent des crimes... Il suffit qu’on trouve cette montre ici...

– Écoute, Wilfrid, lui dis-je, il ne s’agit pas de perdre la tête. Je veux bien croire qu’un crime a été commis ce soir dans notre quartier... Oui, je le crois... c’est même très probable... mais, en pareille circonstance, que doit faire un honnête homme ? Au lieu de fuir, il doit aider la justice, il doit...

– Et comment, comment l’aider ?

– Le plus simple sera de prendre la montre et d’aller la remettre demain au grand bailli, en lui racontant ce qui s’est passé.

– Jamais... jamais... je n’oserai toucher cette montre !

– Eh bien ! moi, j’irai. Couchons-nous et tâchons de dormir encore s’il est possible.

– Je n’ai plus envie de dormir.

– Alors, causons... allume ta pipe... attendons le jour... Il y a peut-être encore du monde à l’auberge... si tu veux, nous descendrons.

– J’aime mieux rester ici.

– Soit !

Et nous reprîmes notre place au coin du feu.

Le lendemain, dès que le jour parut, j’allai prendre la montre sur la table. C’était une montre très belle, à double cadran ; l’un marquait les heures, l’autre les minutes. Wilfrid parut plus rassuré.

– Kasper, me dit-il, toute réflexion faite, il convient mieux que j’aille voir le bailli. Tu es trop jeune pour entrer dans de telles affaires... Tu t’expliquerais mal !

– C’est comme tu voudras.

– Oui, il paraîtrait bien étrange qu’un homme de mon âge envoyât un enfant.

– Bien... bien... je comprends, Wilfrid.

Il prit la montre, et je remarquai que son amour-propre seul le poussait à cette résolution : il aurait rougi, sans doute, devant ses camarades, d’avoir montré moins de courage que moi.

Nous descendîmes du grenier tout méditatifs. En traversant l’allée, qui donne sur la rue Saint-Christophe, nous entendîmes le cliquetis des verres et des fourchettes... Je distinguai la voix du vieux Brêmer et de ses deux fils, Ludwig et Karl.

– Ma foi, dis-je à Wilfrid, avant de sortir, nous ne ferions pas mal de boire un bon coup.

En même temps je poussai la porte de la salle. Toute notre société était là, les violons, les corps de chasse suspendus à la muraille ; la harpe dans un coin. Nous fûmes accueillis par des cris joyeux. On s’empressa de nous faire place à table.

– Hé ! disait le vieux Brêmer, bonne journée, camarades... Du vent !... de la neige !... Toutes les brasseries seront pleines de monde ; chaque flocon qui tourbillonne dans l’air est un florin qui nous tombera dans la poche !

J’aperçus ma petite Annette, fraîche, dégourdie, me souriant des yeux et des lèvres avec amour. Cette vue me ranima... Les meilleurs tranches de jambon étaient pour moi, et chaque fois qu’elle venait déposer une cruche à ma droite, sa douce main s’appuyait avec expression sur mon épaule.

Oh ! que mon cœur sautillait, en songeant aux marrons que nous avions croqués la veille ensemble ! Pourtant, la figure pâle du meurtrier passait de temps en temps devant mes yeux et me faisait tressaillir... Je regardais Wilfrid, il était tout méditatif. Enfin, au coup de huit heures, notre troupe allait partir, lorsque la porte s’ouvrit, et que trois escogriffes, la face plombée, les yeux brillants comme des rats, le chapeau déformé, suivis de plusieurs autres de la même espèce, se présentèrent sur le seuil. L’un d’eux, au nez long, tourné à la friandise, comme on dit, un énorme gourdin suspendu au poignet, s’avança en s’écriant :

– Vos papiers, messieurs !

Chacun s’empressa de satisfaire à sa demande. Malheureusement Wilfrid, qui se trouvait debout auprès du poêle, fut pris d’un tremblement subit, et comme l’agent de police, à l’œil exercé, suspendait sa lecture pour l’observer d’un regard équivoque, il eut la funeste idée de faire glisser la montre dans sa botte... mais, avant qu’elle eût atteint sa destination, l’agent de police frappait sur la cuisse de mon camarade et s’écriait d’un ton goguenard :

– Hé, hé ! il paraît que ceci nous gêne ?

Alors Wilfrid tomba en faiblesse, à la grande stupéfaction de tout le monde... il s’affaissa sur un banc, pâle comme la mort, et Madoc, le chef de la police, sans gêne, ouvrit son pantalon et en tira la montre avec un méchant éclat de rire... Mais à peine l’eut-il regardée, qu’il devint grave, et se tournant vers ses agents :

– Que personne ne sorte ! s’écria-t-il d’une voix terrible. Nous tenons la bande... Voici la montre du doyen Daniel Van den Berg... Attention... Les menottes !

Ce cri nous traversa jusqu’à la mœlle des os. Il se fit un tumulte épouvantable... Moi, nous sentant perdus, je me glissai sous le banc, près du mur, et comme on enchaînait le pauvre vieux Brêmer, ses fils, Henrich, Wilfrid, qui sanglotaient et protestaient... je sentis une petite main me passer sur le cou... la douce main d’Annette, où j’imprimai mes lèvres pour dernier adieu... Mais elle me prit par l’oreille, m’attira doucement... doucement... Je vis la porte du cellier ouverte sous un bout de la table... Je m’y laissai glisser... La porte se referma !

Ce fut l’affaire d’une seconde, au milieu de la bagarre.

À peine au fond de mon trou, on trépignait déjà sur la porte... puis tout devint silencieux : mes pauvres camarades étaient partis ! La mère Grédel Dick jetait des cris de paon sur le seuil de son allée, disant que l’auberge du Pied-de-Mouton était déshonorée.

Je vous laisse à penser les réflexions que je dus faire durant tout un jour, blotti derrière une futaille, les reins courbés, les jambes repliées sous moi, songeant que si un chien descendait à la cave... que s’il prenait fantaisie à la cabaretière de venir elle-même remplir la cruche... que si la tonne se vidait dans le jour et qu’il fallût en mettre une autre en perce... que le moindre hasard enfin pouvait me perdre.

Toutes ces idées et mille autres me passaient par la tête. Je me représentais le vieux Brêmer, Wilfrid, Karl, Ludwig et la grande Berthe, déjà pendus au gibet du Harberg, au milieu d’un cercle de corbeaux qui se gobergeaient à leurs dépens. Les cheveux m’en dressaient sur la tête !

Annette, non moins troublée que moi, par excès de prudence, refermait la porte chaque fois qu’elle remontait du cellier. J’entendis la vieille lui crier :

– Mais laisse donc cette porte. Es-tu folle de perdre la moitié de ton temps à l’ouvrir ?

Alors, la porte resta entrebâillée, et du fond de l’ombre, je vis les tables se garnir de nouveaux buveurs. J’entendais des cris, des discussions, des histoires sans fin sur la fameuse bande.

– Oh ! les scélérats, disait l’un, grâce au ciel on les tient ! Quel fléau pour Heidelberg !... On n’osait plus se hasarder dans les rues après dix heures... Le commerce en souffrait... Enfin, c’est fini, dans quinze jours, tout sera rentré dans l’ordre.

– Voyez-vous, ces musiciens de la Forêt-Noire, criait un autre... c’est un tas de bandits ! Ils s’introduisent dans les maisons sous prétexte de faire de la musique... ils observent les serrures, les coffres, les armoires, les issues, et puis, un beau matin, on apprend que maître un tel a eu la gorge coupée dans son lit... que sa femme a été massacrée... ses enfants égorgés... la maison pillée de fond en comble... qu’on a mis le feu à la grange... ou autre chose dans ce genre... Quels misérables ! On devrait les exterminer tous sans miséricorde... au moins le pays serait tranquille.

– Toute la ville ira les voir pendre, disait la mère Grédel... Ce sera le plus beau jour de ma vie !

– Savez-vous que sans la montre du doyen Daniel, on n’aurait jamais trouvé leur trace ? Hier soir la montre disparaît... Ce matin, maître Daniel en donne le signalement à la police... une heure après, Madoc mettait la main sur toute la couvée... hé ! hé ! hé !

Et toute la salle de rire aux éclats. La honte, l’indignation, la peur, me faisaient frémir tour à tour.

Cependant la nuit vint. Quelques buveurs seuls restaient encore à table. On avait veillé la nuit précédente ; j’entendais la grosse cabaretière qui bâillait et murmurait :

– Ah ! mon Dieu, quand pourrons-nous aller nous coucher ?

Une seule chandelle restait allumée dans la salle.

– Allez dormir, madame, dit la douce voix d’Annette, je veillerai bien toute seule jusqu’à ce que ces messieurs s’en aillent.

Quelques ivrognes comprirent cette invitation et se retirèrent : il n’en restait plus qu’un, assoupi en face de sa cruche. Le wachtmann, étant venu faire sa ronde, l’éveilla, et je l’entendis sortir à son tour, grognant et trébuchant jusqu’à la porte.

– Enfin, me dis-je, le voilà parti ; ce n’est pas malheureux. La mère Grédel va dormir, et la petite Annette ne tardera point à me délivrer.

Dans cette agréable pensée, je détirais déjà mes membres engourdis, quand ces paroles de la grosse cabaretière frappèrent mes oreilles :

– Annette, va fermer, et n’oublie pas de mettre la barre. Moi, je descends à la cave.

Il paraît qu’elle avait cette louable habitude, pour s’assurer que tout était en ordre.

– Mais, madame, balbutia la petite, le tonneau n’est pas vide ; vous n’avez pas besoin...

– Mêle-toi de tes affaires, interrompit la grosse femme, dont la chandelle brillait déjà sur l’escalier.

Je n’eus que le temps de me replier de nouveau derrière la futaille. La vieille, courbée sous la voûte basse du cellier, allait d’une tonne à l’autre, et je l’entendais murmurer :

– Oh ! la coquine, comme elle laisse couler le vin ! Attends, attends, je vais t’apprendre à mieux fermer les robinets. A-t-on jamais vu ! A-t-on jamais vu !

La lumière projetait les ombres contre le mur humide. Je me dissimulais de plus en plus.

Tout à coup, au moment où je croyais la visite terminée, j’entendis la grosse mère exhaler un soupir, mais un soupir si long, si lugubre, que l’idée me vint aussitôt qu’il se passait quelque chose d’extraordinaire. Je hasardai un œil... le moins possible ; et qu’est-ce que je vis ? Dame Grédel Dick, la bouche béante, les yeux hors de la tête, contemplant le dessous de la tonne, derrière laquelle je me tenais immobile. Elle venait d’apercevoir un de mes pieds sous la solive servant de cale, et s’imaginait sans doute avoir découvert le chef des brigands, caché là pour l’égorger pendant la nuit. Ma résolution fut prompte : je me dressai en murmurant :

– Madame, au nom du ciel ! ayez pitié de moi. Je suis...

Mais alors, elle, sans me regarder, sans m’écouter, se prit à jeter des cris de paon, des cris à vous déchirer les oreilles, tout en grimpant l’escalier aussi vite que le lui permettait son énorme corpulence. De mon côté, saisi d’une terreur inexprimable, je m’accrochai à sa robe, pour la prier à genoux. Mais ce fut bien pis encore :

– Au secours ! À l’assassin ! Oh ! ah ! mon Dieu ! Lâchez-moi. Prenez mon argent. Oh ! oh !

C’était effrayant. J’avais beau lui dire :

– Madame, regardez-moi. Je ne suis pas ce que vous pensez...

Bah ! elle était folle d’épouvante, elle radotait, elle bégayait, elle piaillait d’un accent si aigu, que si nous n’eussions été sous terre, tout le quartier en eût été éveillé. Dans cette extrémité, ne consultant que ma rage, je lui grimpai sur le dos, et j’atteignis avant elle la porte, que je lui refermai sur le nez comme la foudre, ayant soin d’assujettir le verrou. Pendant la lutte, la lumière s’était éteinte, dame Grédel restait dans les ténèbres, et sa voix ne s’entendait plus que faiblement, comme dans le lointain.

Moi, épuisé, anéanti, je regardais Annette dont le trouble égalait le mien. Nous n’avions plus la force de nous dire un mot, et nous écoutions ces cris expirants, qui finirent par s’éteindre : la pauvre femme s’était évanouie.

– Oh ! Kasper, me dit Annette en joignant les mains, que faire, mon Dieu, que faire ? Sauve-toi... sauve-toi... On a peut-être entendu... Tu l’as donc tuée ?

– Tuée !... moi ?

– Eh bien... échappe-toi... Je vais t’ouvrir.

En effet, elle leva la barre, et je me pris à courir dans la rue, sans même la remercier... Ingrat ! Mais j’avais si peur... le danger était si pressant... le ciel si noir ! Il faisait un temps abominable : pas une étoile au ciel... pas un réverbère allumé... Et le vent... et la neige ! Ce n’est qu’après avoir couru au moins une demi-heure, que je m’arrêtai pour reprendre haleine... Et qu’on s’imagine mon épouvante quand, levant les yeux, je me vis juste en face du Pied-de-Mouton. Dans ma terreur, j’avais fait le tour du quartier, peut-être trois ou quatre fois de suite... Mes jambes étaient lourdes, boueuses... mes genoux vacillaient.

L’auberge, tout à l’heure déserte, bourdonnait comme une ruche ; des lumières couraient d’une fenêtre à l’autre... Elle était sans doute pleine d’agents de police. Alors, malheureux, épuisé par le froid et la faim, désespéré, ne sachant où trouver un asile, je pris la plus singulière de toutes les résolutions :

« Ma foi, me dis-je, mourir pour mourir... autant être pendu que de laisser ses os en plein champ sur la route de la Forêt-Noire ! »

Et j’entrai dans l’auberge, pour me livrer moi-même à la justice. Outre les individus râpés, aux chapeaux déformés, aux triques énormes, que j’avais déjà vus le matin, et qui allaient, venaient, furetaient et s’introduisaient partout, il y avait alors devant une table le grand bailli Zimmer, vêtu de noir, l’air grave, l’œil pénétrant, et le secrétaire Rôth, avec sa perruque rousse, sa grimace imposante et ses larges oreilles plates comme des écailles d’huîtres. C’est à peine si l’on fit attention à moi, circonstance qui modifia tout de suite ma résolution. Je m’assis dans l’un des coins de la salle, derrière le grand fourneau de fonte, en compagnie de deux ou trois voisins, accourus pour voir ce qui se passait, et je demandai tranquillement une chopine de vin et un plat de choucroute.

Annette faillit me trahir :

– Ah ! mon Dieu, fit-elle, est-ce possible ?

Mais une exclamation de plus ou de moins dans une telle cohue ne signifiait absolument rien... Personne n’y prit garde ; et, tout en mangeant du meilleur appétit, j’écoutai l’interrogatoire que subissait dame Grédel, accroupie dans un large fauteuil, les cheveux épars et les yeux encore écarquillés par la peur.

– Quel âge paraissait avoir cet homme ? lui demanda le bailli.

– De quarante à cinquante ans, monsieur... C’était un homme énorme, avec des favoris noirs... ou bruns... je ne sais pas au juste... le nez long... les yeux verts.

– N’avait-il pas quelques signes particuliers... des taches au visage... des cicatrices ?

– Non... je ne me rappelle pas... Il n’avait qu’un gros marteau... et des pistolets...

– Fort bien. Et que vous a-t-il dit ?

– Il m’a prise à la gorge... Heureusement j’ai crié si haut, que la peur l’a saisi... et puis, je me suis défendue avec les ongles... Ah ! quand on veut vous massacrer... on se défend, monsieur !...

– Rien de plus naturel, de plus légitime, madame... Écrivez, monsieur Rôth... Le sang-froid de cette bonne dame a été vraiment admirable !

Ainsi du reste de la déposition. On entendit ensuite Annette, qui déclara simplement avoir été si troublée qu’elle ne se souvenait de rien.

– Cela suffit, dit le bailli ; s’il nous faut d’autres renseignements, nous reviendrons demain.

Tout le monde sortit, et je demandai à dame Grédel une chambre pour la nuit. Elle n’eut pas le moindre souvenir de m’avoir vu... tant la peur lui avait troublé la cervelle.

– Annette, dit-elle, conduis monsieur à la petite chambre verte du troisième. Moi, je ne tiens plus sur mes jambes... Ah ! mon Dieu... mon Dieu... à quoi n’est-on pas exposé dans ce monde !

Elle se prit à sangloter, ce qui la soulagea. Annette, ayant allumé une chandelle, me conduisit dans la chambre désignée, et quand nous fûmes seuls :

– Oh ! Kasper... Kasper... s’écria-t-elle naïvement... qui aurait jamais cru que tu étais de la bande ? Je ne me consolerai jamais d’avoir aimé un brigand !

– Comment, Annette... toi aussi ! lui répondis-je en m’asseyant désolé... Ah ! tu m’achèves !

J’étais prêt à fondre en larmes... Mais elle, revenant aussitôt de son injustice et m’entourant de ses bras :

– Non ! non ! fit-elle... Tu n’es pas de la bande... Tu es trop gentil pour cela, mon bon Kasper... Mais c’est égal... tu as un fier courage tout de même d’être revenu !

Je lui dis que j’allais mourir de froid dehors, et que cela seul m’avait décidé. Nous restâmes quelques instants tout pensifs, puis elle sortit pour ne pas éveiller les soupçons de dame Grédel. Quand je fus seul, après m’être assuré que les fenêtre ne donnaient sur aucun mur et que le verrou fermait bien, je remerciai le Seigneur de m’avoir sauvé dans ces circonstances périlleuses. Puis m’étant couché, je m’endormis profondément.